Éric Nonn, Là-bas, ils ne tuent pas les oiseaux dans le ciel, éditions des Busclats, 2014, 160 p.

   Là-bas, c'est où ? Là-bas, c'est au Gabon, qu'Éric Nonn a entrevu, qu'il a vu, le temps d'un séjour. Sans doute faut-il du cœur pour après Rimbaud, Gide, Leiris, Green écrire sur l'Afrique ; tant de mots puissants recouvrent son athlétique corps d'ébène. Nonn a du cœur, des yeux, un regard qui saisit des lieux, Lopé, Lambaréné, Libreville, un regard qui fixe des mouvements, des déplacements, une histoire, révèle un monde où s'abolissent les distinctions entre l'immanent et le transcendant.
   Là-bas est un exercice du regard, un regard métis, à l'écart du regard de ceux qui voient blanc (comme il est dit parfois que l'on voit rouge), ou qui ne voient plus, les anciens coloniaux, les étrangers, la plupart des visiteurs d'aujourd'hui.
   Là-bas est un exercice du regard, suivi d'écriture. Une écriture serrée, tendue vers la précision, le mot juste. Le mot juste, comme on dit un homme juste, un Juste qui garde de la mort, de la disparition, préserve de l'oubli cela qui y est promis, la terre des ancêtres, ou l'existence de petites filles, par exemple Djana, Léonie, dont Nonn écrit la vie, des petites filles qui sont d'avant l'écriture, d'un village hors d'écriture, presque mortes à une histoire, déjà de cette tribu nouvelle, celle de l'école, une tribu de cartables roses emplis d'histoires blanche, encore pourtant de ce monde du vin de palme, des pirogues sur le fleuve, ce monde d'un autre équilibre, ce monde agonisant, d'un équilibre opposé au libéralisme, à la concurrence, ce monde de petites filles patrimoine mondial de l'humanité – personne ne le dit, Nonn l'écrit.
   Éric Nonn : le souci, la volonté du mot, de la phrase, du rythme justes pour éviter le factice, la narration à l'eau de rose, le rose du cartable, pour écarter la narration trompeuse, celle de ce film que des Blancs sont venus tourner à Lopé, sur la ligne de barbelés de la réserve, cette narration dans les rets de laquelle auraient pu se faire prendre Léonie, Djana. Léonie : Nonn cadre son immobilisme comme il suit l'errance de Djana, du village à une guérite d'aéroport. Léonie, Djana, des corps qui émanent d'un autre corps, celui de Nadja, Léonie Decourt. Djana, Léonie, Nadja d'Afrique dont Nonn tresse les histoires.
   Regarder, écrire, regarder avec Djana, avec Léonie, regarder, par exemple, les riches en balade sur la frontière de la réserve. Regarder, avec ces petites filles, pour faire trembler cette Afrique, moins fantôme que fictive, que le Blanc a construite. Écrire, pour ne pas mentir, pour ne pas devenir les figurants d'une histoire dévastatrice.
   Écrire, retrouver un rythme (et la disposition des lignes sur les pages de Là-bas s'essaye à le susciter), reformuler une parole de sagesse, d'avant le droit, écrire pour inventer une écriture d'avant l'écriture, qui ne démolirait pas les rêves.
   Et Éric Nonn, s'interrogeant sur son ouvrage, retrouve les questions des écrivains africains : « À quoi bon savoir écrire pour ceux qui ne savent pas lire. » Sembène Ousmane, s'en souvient-on ?, affirmait, pour sa part, qu'il suffisait à son bonheur de romancier de savoir que sa mère analphabète promènerait un jour les mains sur les pages de ses livres. Comme suffirait à notre bonheur de promener les nôtres sur ces pierres de Lopé, gravées de signes, ces pierres d'il y a des milliers d'années.
   Le dernier livre d'Éric Nonn : des lignes sur une page blanche, comme ces
signes sur les pierres préhistoriques de Lopé (je veux les imaginer noires).
   Là-bas. Je n'ai lu que peu, très peu d'écrits qui disent aussi bellement,
aussi heureusement, aussi justement l'Afrique que ce livre-là.

Christian Petr