CASANOVA  A LYON, UN SOIR, AVEC RADU LUPU

« Lyon est une fort belle ville, où il n'y avait pas de mon temps trois ou quatre maisons nobles ouvertes aux étrangers ; mais en revanche, il y en a cent de négociants, de fabricants, de commissionnaires, beaucoup plus riches que les fabricants, et la société s'y trouve parfaitement bien montée, avec aisance, civilité, franchise et bon ton, sans la raideur et la sotte morgue que l'on trouve dans les maisons nobles de province, à quelques honorables exceptions prés. II est vrai que le ton y est au dessous de Paris ; mais on s'y fait, on y vit plus méthodiquement. Ce qui fait la richesse de Lyon, c'est le bon goût et le bon marché, et la divinité à laquelle cette ville doit sa prospérité, c'est la mode. Elle change chaque année ; et telle étoffe que le goût du jour met aujourd'hui à trente, n'en vaut plus l'année prochaine que vingt ou quinze ; et alors on l'envoie dans l'étranger, où elle est recherchée comme toute nouvelle.

Les Lyonnais payent cher les dessinateurs qui ont du goût ; c'est le secret. Le bon marché vient de la concurrence, source féconde de richesses, et fille de la liberté. Donc, un État qui veut assurer chez lui la prospérité du commerce, doit le laisser agir en pleine liberté ; attentif seulement à prévenir la fraude que l'intérêt privé, souvent malentendu, peut inventer au détriment de l'intérêt général. Les gouvernements doivent tenir la balance, et les citoyens la charger à leur gré.»

Un instant de dix-huitième siècle, une lecture de Casanova, le Vénitien, en allant vers l'auditorium de Lyon écouter un concerto de Beethoven joué au piano par Radu Lupu. Cette lecture s'était faite

de manière fortuite, simplement parce que je me trouvais à la page 374 des Mémoires du chevalier de Seingalt dans l'édition d'Arles diffusée par le Seuil et transcodée et achevée d'imprimer en avril 1993 sur les presses de l'Imprimerie Hérissey à Évreux dans l'Eure. De temps en temps, ces petites précisions m'amusaient et je me sentais jazzman ou, plutôt, auditeur de ces émissions de jazz oú tous ces détails sont toujours avancés comme un début de légende.

Dans les rues de Lyon, un dialogue arbitraire.

- Cela n'a pas changé, Giacomo...       II y a toujours cette anxiété des Lyonnais quant à leur ville que l'étranger doit trouver belle et qualiteuse avant même qu'il ait pu l'examiner, la découvrir.

Évidemment, l'Italie était plus simple avec ses dix ou douze capitales.

Sur les quais de Saône, j'oubliais quelque peu Giacomo en flânant dans la presqu'île avec ses passerelles ferraillées qui semblaient des ouvrages d'écluses. Une promenade romantique, un peu froissée souvent par des brumes, des reflets changeants de lumière, froissée aussi parfois comme des billets cachés, sentimentaux. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai toujours ressenti une injustice à ce que la Saône soit une rivière et non un fleuve, d'où une tendresse très particulière pour cette victime géographique. Pour un homme, en tout cas, c'est vrai qu'elle a des allures de jeune vierge en passant à la presqu'île, des allures un peu provinciales aussi.

Giacomo Casanova, je voulais essayer de le convaincre de venir écouter le concerto.

Que ce soit du Mozart m'aurait intimidé dans la mesure où il l'avait vu jouer lui-même, en personne. Et pourtant, Radu Lupu est peut-être le plus impressionnant des pianistes à interpréter Mozart. Giacomo, j'étais certain de sa mémoire féminine mais beaucoup moins de sa musicale, et il était donc raisonnable d'éviter le risque d'une déception.

Radu Lupu, cela faisait quinze ans que je voulais l'entendre en vrai, comme on le dit, mais ses concerts sont peu fréquents et la plupart du temps les places en sont réservées presque même avant qu'elles ne soient mises en vente et ce sans le moindre paraître, sans publicité, sans le moindre adjectif. Et je me disais que cette discrétion devait ajouter à la qualité de ses interprétations. Radu Lupu, et cela me plaisait d'aller voir un homme qui refusait toutes les vitrines médiatiques pour rester dans l'austérité de sa recherche musicale mais personnelle aussi, vraisemblablement. Un inverse de Giacomo, mais la Roumanie n'est pas Venise, elle n'a jamais été cette république, et les quelques carnavals qui s'y sont passés au siècle dernier sont de sinistre mémoire.

Giacomo, cela n'allait pas ìtre facile de l'emmener dans cet auditorium sans loges, sans promenoirs, sans femmes décolletées, sans le moindre riche vraiment apparent.

- II n'y a plus de riches ?

- Si, Giacomo. Mais, la plupart du temps, ils ne se repèrent plus qu'à leur cordonnerie, à leurs sacs ou leurs chaussures. II y a les montres aussi, quelques bijoux mais ce n'est plus que par ces petits articles qu'ils assument leurs privilèges dont ils jouissent avec une certaine médiocrité. Et la plupart sont des

commissionnaires, maintenant. Giacomo, il n'avait qu'une idée, disait-il, c'était de rejoindre Ancilla ou au pire deux filles de barcarols.

Spina, deux célèbres courtisanes vénitiennes devenues lyonnaises. Pour l'attirer, je lui parlais de Sofie, une pianiste passée aussi par l'école russe, comme Richter, comme Radu Lupu. Je l'avais rencontrée, il y a longtemps, et je ne me souvenais plus si elle avait eu, comme eux, le même professeur á Moscou, Neuhaus. Peut-être ? En tout cas, ce fut elle qui me divulgua le nom de Radu Lupu avec une force et une émotion dignes d'une sibylle. Je la décrivis á Casanova comme ayant de l'esprit sans m'attarder sur ses recherches sur Scriabine, l'esprit n'étant qu'un préambule pour Giacomo lorsqu'il s'agissait des femmes. Pour le physique, elle était en tous points admirable, á l'exception d'une légère étroitesse de cou que je ne lui révélais pas, bien entendu.

II n'y a rien de plus facile que d'aguicher un séducteur, et plus je m'enhardissais dans la description, plus je le voyais aux quatre cinquièmes prêt á la retrouver séance tenante. C'est véritablement la plus belle pan des séducteurs de talent, cela de se fier á leur intime conviction en ignorant délibérément la moindre notion d'incertitude.

- Elle avait un très bel autel...

Je ne mentais en rien, mais en utilisant les mots mêmes de Casanova pour louer le haut des femmes et donc les seins de Sofie, je ressentis une petite nostalgie en évoquant cette sensualité de manière un peu ecclésiastique. Monsieur l'abbé Casanova...

Grâce á Sofie, nous allions piano, pianissimo jusqu'à l'auditorium, jusqu'à Radu Lupu, jusqu'à Beethoven.

Sur une esplanade bétonnée, en arc de cercle, en résidu d'Épidaure, en trompe-l'oeil, des jeunes en tenues brillantes, acryliques, jouaient au ballon avec ennui. De temps en temps, l'un d'eux tentait une prouesse d'idole et devenait, l'espace d'un instant, un faune pétrole, plastiqué, homonyme. Casanova, finalement ne détonnait pas vraiment au milieu d'eux avec ses habits de Venise, de drap fin, de soie brillante, d'une brillance de casaque, d'habit de lumière. Des habits de spectacle. -Giacomo, ne t'inquiète pas... il y aura sûrement quelques petites élèves de piano, de vraies petites jeunes comme tu les souhaiteras plus tard, en vieillissant... Casanova, Monsieur de Rochebaron... je me demandais s'il existait encore des descendants á Lyon de cette lignée, de ce mandant du Roi parent de Madame d'Urfé, cette marquise devenue fellinienne... et si ces survivants continuaient á pratiquer les mondanités. C'est étonnant, cette arrogance des termes des privilégiés, les mondanités, le Tout-Paris, le Tout-Lyon... et maintenant, les « people »... Mais je me disais aussi que c'était souvent amusant, un nom égaré dans un livre et que l'on ramasse comme une miette, une poussière, une esquille.

« Ce fut á Lyon qu'un respectable personnage, dont je fis la connaissance chez Monsieur de Rochebaron, me procura la grâce d'être admis á participer aux sublimes bagatelles de la franc-maçonnerie. Arrivé apprenti á Paris, quelques mois après, j'y devins compagnon et maître. ~ Toutes ces choses-là allaient vite, á l'époque, mais la mort aussi, souvent, sauf dans son cas.

Casanova. Je me demandais bien

pourquoi je m'intéressais á lui depuis quelques semaines sans réel contentement. Peut-être parce que, comme lui, je n'avais jamais vécu chez moi-même mais toujours chez les autres, recevant toujours et ne donnant en échange que des sentiments, des désirs, mais rien de tangible qui puisse compter en poids dans la balance.
Casanova, le décadent, mais pas plus que son État, sa ville, á son époque. Une Venise décadente et, au dix-huitième déjà, elle commençait á ne plus être qu'un objet de voyeurisme.

Finalement, á l'heure d'entrer dans l'auditorium, je laissai Casanova partir en diligence vers Paris. Je savais que son voyage allait durer cinq jours sur des routes qui allaient lui causer des maux de terre aussi violents que ceux de mer et qu'il finirait sa vie au château de Dux, si ma mémoire était bonne, bibliothécaire, quelque chose comme cela.

II n'assista donc pas au concert de Radu Lupu et ne vit donc pas Lyon, ce soir-là, un ton au-dessus de Paris.

En quittant moi-même cette ville par la route des raffineries, des grandes citernes, de ces tankers de berges, énormes buses cylindriques, je me permis de rajouter quelques lignes, une page 374 bis aux Mémoires du chevalier de Seingalt. « Ce soir á Lyon, rencontre avec un importun. N'ayant pas retrouvé Sofie, je n'ai pas assisté au concert de Radu Lupu. II parait cependant qu'il fut mémorable. »

A défaut d'un huitième de ligne sur Mozart dans les huit mille pages des Mémoires manuscrites de Casanova, il en existait une au moins maintenant sur Beethoven et Radu Lupu, une phrase apocryphe, c'est-à-dire une fausse, mais seulement pour les érudits.

 

                                           ERIC NONN


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