Que ce soit du Mozart m'aurait intimidé dans la mesure où il l'avait vu jouer lui-même, en personne. Et pourtant, Radu Lupu est peut-être le plus impressionnant des pianistes à interpréter Mozart. Giacomo, j'étais certain de sa mémoire féminine mais beaucoup moins de sa musicale, et il était donc raisonnable d'éviter le risque d'une déception.
Radu Lupu, cela faisait quinze ans que je voulais l'entendre en vrai, comme on le dit, mais ses concerts sont peu fréquents et la plupart du temps les places en sont réservées presque même avant qu'elles ne soient mises en vente et ce sans le moindre paraître, sans publicité, sans le moindre adjectif. Et je me disais que cette discrétion devait ajouter à la qualité de ses interprétations. Radu Lupu, et cela me plaisait d'aller voir un homme qui refusait toutes les vitrines médiatiques pour rester dans l'austérité de sa recherche musicale mais personnelle aussi, vraisemblablement. Un inverse de Giacomo, mais la Roumanie n'est pas Venise, elle n'a jamais été cette république, et les quelques carnavals qui s'y sont passés au siècle dernier sont de sinistre mémoire.
Giacomo, cela n'allait pas ìtre facile de l'emmener dans cet auditorium sans loges, sans promenoirs, sans femmes décolletées, sans le moindre riche vraiment apparent.
- II n'y a plus de riches ?
- Si, Giacomo. Mais, la plupart du temps, ils ne se repèrent plus qu'à leur cordonnerie, à leurs sacs ou leurs chaussures. II y a les montres aussi, quelques bijoux mais ce n'est plus que par ces petits articles qu'ils assument leurs privilèges dont ils jouissent avec une certaine médiocrité. Et la plupart sont des

commissionnaires, maintenant. Giacomo, il n'avait qu'une idée, disait-il, c'était de rejoindre Ancilla ou au pire deux filles de barcarols.
Spina, deux célèbres courtisanes vénitiennes devenues lyonnaises. Pour l'attirer, je lui parlais de Sofie, une pianiste passée aussi par l'école russe, comme Richter, comme Radu Lupu. Je l'avais rencontrée, il y a longtemps, et je ne me souvenais plus si elle avait eu, comme eux, le même professeur á Moscou, Neuhaus. Peut-être ? En tout cas, ce fut elle qui me divulgua le nom de Radu Lupu avec une force et une émotion dignes d'une sibylle. Je la décrivis á Casanova comme ayant de l'esprit sans m'attarder sur ses recherches sur Scriabine, l'esprit n'étant qu'un préambule pour Giacomo lorsqu'il s'agissait des femmes. Pour le physique, elle était en tous points admirable, á l'exception d'une légère étroitesse de cou que je ne lui révélais pas, bien entendu.
II n'y a rien de plus facile que d'aguicher un séducteur, et plus je m'enhardissais dans la description, plus je le voyais aux quatre cinquièmes prêt á la retrouver séance tenante. C'est véritablement la plus belle pan des séducteurs de talent, cela de se fier á leur intime conviction en ignorant délibérément la moindre notion d'incertitude.
- Elle avait un très bel autel...
Je ne mentais en rien, mais en utilisant les mots mêmes de Casanova pour louer le haut des femmes et donc les seins de Sofie, je ressentis une petite nostalgie en évoquant cette sensualité de manière un peu ecclésiastique. Monsieur l'abbé Casanova...
Grâce á Sofie, nous allions piano, pianissimo jusqu'à l'auditorium, jusqu'à Radu Lupu, jusqu'à Beethoven.

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